Accueil ACTUALITÉ Nancy : Un « contre-monument » pour interroger l’héritage colonial français

Nancy : Un « contre-monument » pour interroger l’héritage colonial français

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Sur la place de Padoue à Nancy, un nouveau dialogue s’est ouvert au cœur de l’espace public. Depuis le 6 novembre 2025, la statue du sergent Jean-Pierre Hippolyte Blandan, figure de la conquête coloniale de l’Algérie, ne trône plus seule. Elle est désormais mise en perspective par la « Table de Désorientation », un contre-monument qui lui fait face. Cette œuvre, la première du genre en France, ne cherche ni à effacer ni à glorifier, mais à interroger et à contextualiser un passé colonial qui continue de peser sur les mémoires. Elle intervient dans un contexte international marqué, notamment à Alger, par une volonté de porter sur la scène diplomatique la question des réparations liées aux crimes coloniaux.

L’histoire dédoublée : de Boufarik à Nancy

Pour comprendre la portée de ce contre-monument, il faut suivre le voyage dans l’espace et le temps de la statue qu’il accompagne. Érigée en 1887 à Boufarik, en Algérie, la statue en bronze du sergent Blandan célébrait l’officier mort en 1842 et érigé en modèle du « courage sacrificiel » pour la Troisième République. Elle incarnait alors ce que les historiens appellent la « statuomanie » coloniale, une multiplication de monuments destinés à affirmer la domination sur le territoire et les populations algériennes.

Après l’indépendance de l’Algérie en 1962, la statue, comme une centaine d’autres, fut rapatriée en France. Elle trouva refuge à Nancy, ville de garnison du régiment de Blandan, d’abord dans une caserne, puis, à partir de 1990, sur la place de Padoue. Ce déplacement témoigne d’un transfert de mémoire : d’un symbole de domination sur une terre colonisée, elle est devenue, pour certains, un vestige nostalgique de la présence française en Algérie. Pour d’autres, comme Malek Kellou, un Algérien qui a grandi à Boufarik et vit aujourd’hui à Nancy, sa réapparition fut un choc, réveillant les fantômes de l’enfance et de la guerre.

La Table de Désorientation : un miroir tendu à l’histoire

Face à ce monument chargé d’une histoire univoque, la réponse nancéienne a pris la forme d’un « contre-monument ». Conçue par l’artiste Colin Ponthot sur une idée de Dorothée-Myriam Kellou, la fille de Malek Kellou, la Table de Désorientation est un disque métallique vertical de 1,59 mètre – la taille exacte du sergent Blandan.

Son pouvoir réside dans sa simplicité et sa symbolique. À la fois miroir et texte, elle opère un renversement. Le miroir, en reflétant le visage du passant, l’invite à se positionner personnellement face à cette histoire. Le texte, gravé en français, en arabe et en tamazight (la langue berbère de la famille Kellou), propose un contre-récit. Il commence par une adresse directe : « Qui es-tu ? Permets-moi cette familiarité. J’ai l’impression de te connaître depuis que tu t’es immiscé dans les cauchemars de mon père Malek… ». Il déroule ainsi une histoire incarnée, celle des colonisés et de leurs descendants, et invite à « combler les blancs de l’histoire ».

Une alternative au déboulonnage : contextualiser plutôt qu’effacer

L’initiative de Nancy s’inscrit dans un débat plus large qui agite la France et d’anciennes puissances coloniales : que faire des monuments controversés ? Faut-il les déboulonner, au risque de créer un vide mémoriel et d’envenimer les passions, ou les conserver telles quelles, au risque de perpétuer une offense ?

La municipalité de Nancy, en partenariat avec le musée des Beaux-Arts, a fait un choix clair : expliquer plutôt qu’effacer. Comme le souligne une élue, la volonté est de « maintenir et d’expliquer, de transmettre à la fois l’histoire, mais aussi d’éclairer cette histoire ». Cette approche rejoint celle prônée par Dorothée-Myriam Kellou elle-même, qui, après avoir vu aux États-Unis l’emplacement vide laissé par la statue déboulonnée du général Lee, a estimé que « l’effacement n’[était] pas la solution ».

Le contre-monument devient ainsi un outil pédagogique. Des lycéens de Nancy ont été associés au projet, étudiant l’histoire de Blandan et réfléchissant à la place du passé dans l’espace public. Cette dimension éducative est cruciale dans un pays où, comme le note l’universitaire Clara Breteau, « l’ignorance de l’histoire coloniale » est souvent le produit de son enseignement encore lacunaire.

Un écho international : d’Nancy à la conférence d’Alger

La démarche de Nancy ne surgit pas dans un vide mémoriel. Elle résonne avec une dynamique globale de réévaluation du passé colonial. Quelques semaines après l’inauguration de la Table de Désorientation, Alger accueillait, les 30 novembre et 1er décembre 2025, la Conférence internationale sur les crimes du colonialisme, placée sous l’égide de l’Union africaine.

L’objectif de cette conférence, qui a rassemblé une quarantaine de pays, est de passer « du discours mémoriel parfois symbolique à une démarche politique et juridique ». Il s’agit notamment de travailler à faire reconnaître le colonialisme comme crime contre l’humanité et d’élaborer une stratégie commune sur la question des réparations et des restitutions. Le choix d’Alger, « Mecque des révolutionnaires » selon l’expression consacrée, n’est pas anodin et rappelle le rôle central de l’Algérie dans les luttes de libération.

Ces deux événements, à Nancy et à Alger, illustrent deux facettes complémentaires d’un même travail de mémoire : l’un, local et artistique, visant à transformer le paysage urbain et les consciences ; l’autre, international et diplomatique, cherchant à établir des cadres juridiques et des reconnaissances institutionnelles.

Des mémoires entrelacées et un apaisement recherché

L’enjeu ultime de la Table de Désorientation, au-delà de la simple contextualisation historique, est peut-être l’apaisement. Le monument colonial concentre en effet des traumatismes multiples et souvent contradictoires : celui des Algériens ayant subi la colonisation et la guerre, celui des Pieds-Noirs contraints à l’exil, et celui des Harkis, rejetés de part et d’autre.

En donnant une voix à une mémoire longtemps refoulée – celle de l’enfant algérien terrifié par la statue –, l’œuvre ouvre un espace pour une reconnaissance. Pour Malek Kellou, aujourd’hui octogénaire, ce projet a une valeur thérapeutique : « Je me sens plus apaisé », confie-t-il, estimant que la solution est « d’expliquer encore et encore ». Cette volonté de dialogue et de pédagogie contraste avec les polémiques souvent brutales qui entourent le passé colonial, comme celle déclenchée en 2025 par la comparaison des crimes coloniaux en Algérie avec le massacre d’Oradour-sur-Glane.

L’installation de ce contre-monument à Nancy marque ainsi une étape significative. Elle propose une troisième voie entre la célébration silencieuse et l’effacement pur et simple, en faisant de l’espace public le lieu d’un récit plus complexe et plus inclusif. Dans le miroir poli de la Table de Désorientation, c’est le visage d’une société française en train de réapprendre son histoire qui se reflète, avec ses parts d’ombre et sa recherche, encore hésitante, d’une mémoire partagée.